CAUCHEMAR

 

Il faut évidemment toujours compter, en plongée autonome comme en plongée avec casque, avec l’accident qui, sans gravité sur terre peut, au fond de l’eau entraîner la mort. Dumas ainsi que le rapporte le commandant Cousteau, faillit un jour, en explorant l’épave du « Dalton », périr ainsi sans gloire. « Il avait voulu descendre tout seul un jour de mistral, rapporte Cousteau, et il s’apprêtait à filmer une séquence, lorsqu’il se sentit subitement retenu en arrière incapable de faire un mouvement… N’arrivant pas à se retourner, et ne pouvant voir derrière lui à cause de ses lunettes sous-marines, qui limitaient son champ de visibilité, il se décida, le cœur battant, à tâter de la main derrière son dos… Il la ramena presque aussitôt en étouffant un cri de douleur. Son tuyau respiratoire gauche s’était entortillé dans une canalisation entièrement couverte de « dents de chien »… C’était un miracle qu’elles ne l’aient pas encore coupé, entraînant la noyade quasi automatique de Dumas, et c’était ce qu’il risquait au moindre geste pour essayer de se dégager. Courageusement, Dumas saisit la canalisation hérissée de lames de rasoir, afin de l’isoler de son tuyau respiratoire et, lentement, commença à se libérer.

— Ça ne me prit que quelques minutes, dit-il à son retour, mais j’avais l’impression de vivre un cauchemar interminable…

« Sa main, tailladée de toutes parts, n’était plus qu’une grande plaie sanguinolente.

« Dès ce jour, nous nous fîmes une règle de ne jamais plus plonger qu’à deux. Ce fut le commencement des descentes en équipe, l’essence même du travail aux « branchies ».

Laissons encore le commandant Cousteau nous conter comment lui et son équipe firent connaissance avec « l’ivresse des profondeurs », expérience au cours de laquelle Fargues perdit d’ailleurs la vie.

« Un point continuait à nous tourmenter : l’ivresse des profondeurs. C’était un défi pour nous. L’été 1947, nous commençâmes donc une série de descentes extra-profondes.

« Je dois spécifier ici que nous ne cherchions pas à battre des records qui furent pourtant battus. Nous nous sommes toujours dit que l’essentiel était de revenir vivants. Même Dumas, le plus hardi d’entre nous, n’est pas un casse-cou. Nous sommes descendus plus bas parce que c’était le seul moyen d’en apprendre plus long, et pour étudier les réactions individuelles au travail effectué à ces profondeurs. Toutes les précautions furent prises, et l’on se fixa une limite de cent mètres. Aucun plongeur autonome n’était encore jamais allé au-delà des soixante mètres de Dumas.

« Les plongées furent mesurées à l’aide d’une lourde sonde pendue aux flancs de l’« Elie-Monnier », notre bateau d’essais. Tous les cinq mètres, le long du filin, des plaques blanches. Les plongeurs emportaient des crayons indélébiles pour signer sur la plaque la plus lointaine qu’ils pourraient atteindre et décrire brièvement leurs sensations.

« Pour économiser leur énergie et l’air, les plongeurs descendirent sans mouvement, aidés de saumons de ferraille de cinq kilos. Quand un homme atteignait la profondeur visée, ou le maximum qu’il puisse supporter, il signait, lâchait son lest et regrimpait le long du filin. Au retour, il s’arrêtait un certain temps à sept mètres et à trois mètres pour une brève décompression et éviter le mal des caissons.

« J’étais en bonne condition physique pour l’essai, bien entraîné par un printemps en mer. J’entrai, muni de ma gueuse. Je descendis très vite, le bras droit en cercle autour du filin sonde. Le ronronnement du générateur Diesel de l’« Elie-Monnier » m’oppressait, tandis que je m’insérais entre des couches de plus en plus comprimées. Le soleil d’un midi de juillet fit place au crépuscule. J’étais seul avec la corde blanche et sa perspective monotone de pancartes.

« À soixante-dix mètres, je perçus la saveur métallique de l’azote comprimé, et fus instantanément et brutalement saisi par l’ivresse. Je crispai ma main sur la corde et m’arrêtai. J’avais l’esprit empli de pensées saugrenues et burlesques. Je tentai de fixer mon esprit sur le réel, j’essayai de déterminer la couleur de l’eau qui m’entourait. J’hésitais entre bleu marine, outre mer ou bleu de Prusse. Le débat ne se résolut pas. Le seul fait qui m’apparut fut que cette chambre bleue n’avait ni plafond ni plancher. Le ronron éloigné du Diesel s’enflait en une pulsation géante : le battement du cœur du monde.

« Je saisis le crayon et écrivis : « l’azote a un goût infect ». Je ne me rendais pas compte que je tenais le crayon, et des cauchemars enfantins m’envahirent. Stupide, j’accrochai la corde. Debout à mes côtés, un homme très digne, mon second moi, souriait avec un calme sardonique devant ce plongeur en détresse. Les secondes passaient ; il prit le commandement et m’ordonna de descendre.

« Lentement, dans des visions intenses, je descendis. Vers les quatre-vingt-dix mètres, l’eau prit un éclat extraterrestre. Je passais de la nuit à l’aube. C’était la lumière reflétée par le fond. Au-dessous de moi, je vis le plomb de sonde à sept mètres du sol. Je m’arrêtai à l’avant-dernière planche, regardai la dernière, rassemblai toutes mes forces pour apprécier la situation sans me leurrer.

« Enfin, je gagnai la dernière, par quatre-vingt-dix-neuf mètres de fond. Je remplis lentement mes poumons et signai la planche. Je ne pus écrire ce que j’éprouvais. J’étais le recordman de plongée. Dans mon cerveau coupé en deux, la satisfaction se mêlait à un mépris ironique de moi-même.

« Lâchant mon lest, je jaillis comme un ressort. À quatre-vingts mètres, l’ivresse disparut d’un coup, totalement. De nouveau, j’étais un homme, léger et dur. À grande vitesse, je traversai la zone crépusculaire. Là-haut, la lumière jouait en bulles de platine, en prismes dansants. Impossible de ne pas penser à une envolée vers le ciel.

 

La Galère Engloutie
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